Nouveaux lieux, nouveaux clans et nouvelles espèces. A vous de vivre ... Ou de survivre !

Malgré le zèle qu'il semblait montrer à sa tâche de Beta, Viehrs ne participait jamais ouvertement aux annonces du programme de la journée, décrié chaque matin soit par Herrade, soit par ses collègues de même rang. L'attention et les yeux rivés sur lui ne le dérangeaient guère, au contraire, mais le fait d'être sur le devant de la scène le déstabilisait aussi ridiculement que s'il eut été un enfant timide. Il aurait pu se galvaniser, se gonfler de fierté devant la foule des loups attentifs aux instructions et organisations du jour; en réalité il n'en était rien, l'arrogant n'y trouvait aucun gain, aucun plaisir, et d'autre part, il avait trop peu d'énergie pour faire porter sa si grande voix. Ainsi, alors que l'assemblée du matin s'exécutait sans erreurs ni mauvaises notes, Viehrs écoutait les loups discuter et se mettre en marche d'une oreille attentive mais lointaine, vaquant déjà à ses occupations habituelles, ordonnées, mécaniques.

L'albinos avait été assigné aujourd'hui à une mission de surveillance des patrouilles qu'il comparait sans mal à du babysitting, même si ces mots ne traversèrent jamais sa bouche et qu'il resta muet face aux ordres. On l'eut connu moins docile, mais enfin, on l'eut aussi connu moins vieux et moins affamé; aussi égal à lui-même qu'il tentait de rester, Viehrs tenait trop à sa position et à son joli minois pour laisser échapper trop de remarques acerbes face aux ordres de sa supérieure. Souvent, son jugement n'était marqué par de lents clignements d'yeux dubitatifs et de longs sourires nonchalants. Nonobstant qu'il s'exécuta sans protestation en se préparant à sortir du camp, notons que de voir notre fameux hermaphrodite en berger empli de sagesse, il y avait de quoi en rire. Près de sa couche, maigrement confortable, il baissa les yeux sur son vieux harnais. L'objet avait tant traversé les épreuves que le cuir, jadis reluisant, était devenu terne et usé, s'effritant par endroits. Souvent, Viehrs ne prenait pas la peine de le mettre, détestant l'air guerrier, que lui trouvait négligé, que lui donnait le harnais. Cependant, il devait sortir tout seul et sans d'autres loups pour l'accompagner alors, faisant la balance entre la valeur de sa vie et celle de son apparence; Viehrs haussa les épaules et enfila le harnais de cuir usé. Il vint glisser dans ce dernier les cinq poignards d'obsidienne qui lui restaient et se dirigea vers la sortie du camp d'un pas sûr et supérieur.

La jungle laissait l'érudit parfaitement indifférent, par habitude ou par lassitude; tandis que ses coussinets délicats foulaient le sol noueux, traitre, de cette forêt dense, il ne parvenait pas à se perdre en contemplations. Néanmoins, lorsqu'il passa la lisière des bois pour tomber sur l'immense clairière fleurie découverte il y a peu par des explorateurs de son clan, Viehrs fut frappé par une nostalgie qui noua douloureusement sa gorge d'un sentimentalisme dont il se croyait totalement soigné. Allons, n'était-il pas sensé être le froid et cruel renégat du printemps, comme on l'avait souvent nommé ? Si cette pensée le faisait grincer d'un rire amère et méprisant, cela ne desserra pas pour autant le noeud qui l'empêchait d'exprimer quoi que ce soit. Pourquoi, à la vue et au parfum de toutes ces fleurs parsemant le sol de leurs vives couleurs, avait-il la sensation de fouler le sol interdit d'un souvenir douloureux ? Viehrs se perdait dans une contemplation profonde et sereine, qui ne ralentissait pas pour autant son pas.

Aussi, lorsqu'une voix l'interpella, le ramenant brutalement à la réalité sordide de sa situation, il eut pendant un court instant l'impression qu'il échappait à un rêve. Son expression dût paraître ahurissante pendant quelques secondes, avant qu'il ne se reprenne pour poser son regard sur la femelle qui l'avait salué. Il s'agissait là d'une petite femelle au pelage particulièrement original, dont semblait s'échapper un florilège de plumes et de végétation. Avec le temps qu'il avait passé sur Four Seasons, Viehrs avait rencontré moult personnages hauts en couleurs, au sens littéral du terme, mais il n'était pas encore assez blasé et las pour ne pas reconnaître l'originalité lorsqu'elle lui sautait aux yeux. Face à la douceur des couleurs qu'elle arborait, l'albinos paraissait encore plus pâle qu'à l'accoutumée. Elle était cependant assez chétive et l'hermaphrodite à l'allure noble était obligée de baisser le regard pour pouvoir croiser celui de la femelle. A la manière dont elle l'avait hélé, autant qu'au fait que sa voix ne semblait porter sur lui aucun apriori, Viehrs savait qu'elle était des siens, mais il pouvait deviner qu'elle n'était originaire d'aucun clan.

Il la salua en retour avec le charisme naturel qui était sien :



Il termina sa phrase sur un petit gloussement, dont il conserva le sourire large et maîtrisé. Viehrs balaya la clairière d'un regard attentif avant de revenir à la petite femelle; ajoutant alors d'un ton que son rang rendait plus sévère malgré lui mais qui en réalité, était plutôt amusé :