Le sable chaud sous mes pattes, le bruit du vent dans les feuilles de palmier, les vagues qui affluent et refluent sur la plage en créant de l’écume, les cris des mouettes au-dessus de moi, le soleil haut dans le ciel et dardant mille rayons brûlants sur cette portion de territoire estival…
Je rouvris les yeux au bout de quelques minutes à savourer le calme presque irréel de cette plage. Je caressais du regard les environs, et ce ne fut pas seulement la chaleur qui fit naître des étincelles de braise dans mon cœur. A vrai dire, je me plaisais en ces terres, qui n’étaient pas les miennes. J’aimais les bruits, les odeurs, et même cette chaleur, légèrement incommodante du fait de ma fourrure plus adapté au doux climat printanier.
Comment étais-je arrivée là ? Demandez à mes pattes. C’étaient elles qui m’avaient portée jusqu’ici. Étrange choix de leur part. Quoique, peut-être pas tant que ça. Après tout, il était plus que probable que si je n’avais pas choisi le clan du printemps, ou si celui-ci ne m’avait pas choisie c’était au choix selon le point de vue, j’aurais sans doute atterrit chez les estivaux, dans le clan de l’Eté donc. Et cela ne m’aurait pas déplut. J’aurais rapidement su m’acclimater à ce territoire chaud et exotique, à ses arbres et ses fruits tropicaux, à ses marais étouffants, ses plages de sable blanc, ses pics ensoleillés… Moi qui avait déjà beaucoup voyagé dans ma courte vie j’avais appris à m’adapter à mon environnement à une grande vitesse, mais le déchirement du départ, à chaque fois que nous devions partir pour une autre cachette, avait toujours laissé sa marque en moi.
Pour en revenir à cette histoire de territoire, ce n’était peut-être pas une si bonne idée de m’être réfugiée ici. Certes j’avais besoin de calme et de tranquillité, de m’isoler et de prendre un peu de distance avec les sombres imbroglios qui proliféraient à une vitesse effrayante dans le clan du Printemps, mais choisir le territoire estival comme lieu de réflexion était une idée plus qu’audacieuse, dangereuse limite suicidaire.
Un soupir m’échappa soudain, sans que j’aie pu m’en empêcher. Décidément, tous ses conflits autant intra-clan qu’avec les autres clans me prenaient la tête à un point qui me dépassait. Ma vie d’avant me manquait… Oui on fuyait tout le temps ou presque, mais au moins nous n’avions pas à nous impliquer dans les guerres, combats ou je ne sais quoi qui polluaient les rapports entre différentes communautés lupines.
Quel besoin avaient les dirigeants des meutes de Four Seasons de se crêper le chignon ainsi ? Qu’est-ce que se battre en continu leur rapportait si ce n’est des morts inutiles et douloureuses et des terres supplémentaires dont ils ne savaient pas vraiment que faire au final ? Je ne comprenais pas vraiment les loups d’ici. Ils semblaient incapables de mettre leurs conflits, leur rancœur et leur désir de vengeance et je ne sais encore quelle bêtise personnelle de côté pour penser au bien de tous et pas seulement personnel. Etait-il donc si compliqué de s’allier et de vivre en harmonie ? Ne pouvait tout simplement être amis, alliés ? Évidemment certains ne pouvaient vivre de cette façon mais il n’y avait dans ce cas qu’à isoler, bannir ces éléments là. Le bien commun devait passer avant les intérêts d’un seul individu.
Je m’étonnais moi-même à être capable de penser ainsi, moi qui faisait toujours ou presque preuve d’un égoïsme assez imposant. Mais après tout, les premières années de mon existence je les avais vécues dans un tout petit groupe qui se serraient constamment les coudes et étouffaient les conflits rapidement afin qu’ils ne prennent pas des dimensions énormes qui nous nuiraient.
Je secouais négligemment la tête, je n’étais pas venue ici pour m’enfoncer encore dans des réflexions sans fin auxquelles personnes ne prêtaient de toute façon attention. Il y avait des jours comme ça, où je finissais par m’agacer moi-même. J’étais incapable de mettre le holà au cercle impétueux de mon esprit. Mais je n’étais pas un poisson rouge et tourner en rond ne me plaisait guère. Je décidais donc de me bouger un peu histoire de passer à autre chose.
Courir un peu me sembla la solution idéale pour ne penser à rien et je m’élançais sans réfléchir.
Je fonçais droit devant moi, faisant voler le sable autour de moi tandis que ma foulée, toujours plus grande, plus longue et puissante, me faisait avaler les mètres avec une facilité déconcertante.
J’arrivais en un très court laps de temps à l’autre bout de la plage. J’y effectuais un demi-tour, dans un dérapage pas très contrôlé, et reprenais ma course folle et libératrice en sens inverse. Je ne sentais plus rien, les couleurs devenaient flous et pâlottes, je ne pensais plus à rien sauf à mes pattes, qui s’enfonçaient dans le sable en envoyant quantité de jets de grains sableux de chaque côté de mon arrière-train.
Apercevant mon point de départ, d’une façon plus ou moins claire, je bifurquais brusquement vers l’eau. Je bondis dans les vagues, et mon rire éclata soudain, montant vers le ciel bleu et dépourvu de tout nuage, tandis que l’eau transparente m’accueillait comme à bras ouverts. Je jouais un peu dans les vagues, profitant de cet instant où je retrouvais cette âme de louveteau qui m’avait quittée trop tôt pour m’amuser enfin et laisser libre cours à mon corps et mon esprit enfantin.
Je finis pourtant par m’arrêter, trempée et essoufflée, au milieu de l’eau. Cela m’avait fait du bien de me dépenser ainsi mais maintenant des élancements dans mes pattes se rappelaient à moi, et l’épuisement me faisait quasiment frémir du bout des griffes aux poils du bout de mes oreilles.
Je rejoignis donc la plage, queue basse, et retournais m’allonger sous les palmiers, à l’ombre. Il faudrait que je me lâche comme ça plus souvent, cela me faisait un bien fou, et les courbatures que je ressentais déjà n’étaient rien comparées à l’ivresse libératrice qui m’avait saisie juste avant. Je ne me savais même pas capable de relâcher la pression aussi brutalement. Peu importe, j’étais heureuse.
Je papillonnais soudain des yeux, et je regardais, surprise, les arbres qui m’entouraient. Il faisait sombre, et un souffle d’air frais ébouriffait mon poil blanc et apparemment pas très sec. Qu’est-ce que je faisais là ?
Ce ne fut que lorsque je perçu le roulement des vagues que les souvenirs de l’après-midi me revinrent. Ma course, et le reste. Il restait néanmoins un point un peu obscur. Comment se faisait-il que la nuit soit déjà tombée ? Dans mon dernier souvenir, le soleil était au plus haut dans le ciel.
L’étincelle se fit. J’avais dû m’endormir, épuisée par mes jeux et mes réflexions complexes. Je grognais. Je n’aurais jamais dû commettre une erreur pareille, à cette heure-ci je devrais être sur mon territoire et non sur celui d’un clan qui s’entend très mal, ou plutôt ne s’entend pas du tout, avec le mien.
Si on me découvrait ici, je serais compromise. Pas que j’ai peur non, mais un Tueur doit être discret, et ne pas se faire remarquer par les clans adverses. Encore moins en un territoire qui n’est pas le sien.
Un bruit, derrière moi, me fit tendre l’oreille, et une odeur estivale me parvint au museau. Ce que je craignais et venais juste de penser était donc en train d’arriver. Mince alors, pour ce qui est de tenter le diable j’étais de toute évidence assez douée.
Ne sachant pas vraiment quoi faire, je lançais à l’aveuglette :
- Qui est là ?
De toute façon je ne me faisais pas d’illusion sur ma discrétion, l’estival m’avait sûrement remarquée. Ou alors je venais de tomber sur une buse parmi les buses. Ce qui pourraient peut-être me servir d’ailleurs.