Il déambulait entre les pins, sans destination réelle, simplement parti en reconnaissance. Ne souhaitant pas accrocher ses bois contre les branches basses, Sullivan avait baissé la tête sans que cela ne reflète son humeur en rien. Le mâle à la chevelure bleue sentait le poids rassurant de sa croix qui traînait dans la neige. Neige qui rendait ses pas plus légers et silencieux. Il supposa que cela était malgré lui, l'enfant qui ne connaît pas le monde recherche d'abord ce qu'il connaît afin d'y trouver un certain réconfort, une certaine assurance. Il l'ignorait, mais la lumière du soleil se reflétant sur la neige faisait briller chacune des marques dorées de son corps comme s'il fut orné de joyaux. Il l'était peut-être, après tout ? Ne voit-on pas ainsi tous les princes couverts d'or et de pierres précieuses ? De telles péchés étaient inconnus aux yeux de Sullivan. Il ne connaissait pas la beauté; ainsi ne connaissait-il pas non plus la jalousie, l'avarice ni la vanité. On aurait pu le targuer d'être vertueux et sans vices. Cependant, de la même manière qu'il ne voyait pas ce que les autres admiraient et contemplaient avec envie, il n'était pas possible de voir ce qui rongeait son esprit et entachait sa piété. Pour lui, l'or n'était qu'une des seules couleurs qu'il connaissait. Elle n'avait rien de véritablement spécial. Il n'en connaissait pas assez pour distinguer sa beauté des autres.
Parfois, il se rapprochait d'un arbre contre le tronc duquel il faisait racler ses bois de cerfs, en détachant des copeaux qui tombaient dans la neige immaculée. Sullivan se délectait des odeurs de la forêt, claudiquant avec une certaine forme de gaieté que son visage n'exprimait pas. Soigneusement fixé sur son visage, le casque qui entravait sa vue cachait assez son visage pour rendre difficile l'expression de la moindre émotion. Les dessins qui recouvraient le casque doré témoignaient d'un ésotérisme que le prince lui-même n'aurait su expliquer.
Sullivan avançait toujours avec attention, à l'affût du moindre phénomène qui aurait pu agiter ses sens. Pourtant, le mâle boiteux ne sentit pas l'odeur de la louve qui gisait au sol juste sous ses pattes. Il sentit sa présence à l'instant même où sa mauvaise patte, celle sur laquelle il boitait, se heurta et se tordit contre le corps de la louve.
Sullivan chuta et roula au sol sans manifester sa surprise ou son embarras. Il n'était pas rare qu'il chute, de sorte qu'il n'y trouvait plus aucune humiliation. S'il fallait qu'il se remette en question chaque fois qu'un obstacle le faisait chuter ou que sa patte endommagée se dérobait sous lui, il n'était guère sorti d'affaire. Néanmoins, ce qui le surprit fut de sentir, maintenant qu'il était lui aussi au niveau du sol, l'odeur caractéristique d'une louve de son clan. Pourtant, si le froid masquait parfois les odeurs, Sullivan aurait au moins dû sentir sa chaleur corporelle avant de lui rentrer dedans. Mettant de côté cet aspect intriguant, le prince aveugle se redressa doucement, veillant à ne pas s'appuyer sur la patte qui l'avait déjà trahie. Avant même qu'il ait pu enquêter sur la raison pour laquelle la louve était étendue au sol, il s'excusa avec courtoisie, mais sans émotion particulière dans sa voix grave :
Croyez en nos excuses les plus véritables, gente Dame. Nous nous sommes montrés bien impoli et en sommes responsables.
Il laissa le silence retomber, n'étant pas particulièrement doué pour faire la conversation. S'il était aussi doué pour se faire des amis qu'il l'était pour parler avec amabilité, ce ne serait pas seul qu'il arborerait ainsi la forêt. Mais il était nouveau, et cela ne l'avait jamais dérangé, d'être seul. N'ayant jamais eu d'amis, il ne connaissait pas la douleur de se retrouver sans. Ce n'est que lorsque le silence s'éternisa que Sullivan réalisa l'étrangeté de la position de la louve, étendue ainsi dans la neige et sans aucune chaleur corporelle...Pourtant, son odeur était encore présente et il ne sentait pas de sang nulle part...S'était-il excusé à un cadavre ? Cela ne le fit pas véritablement paniquer, la mort ne l'émouvant que peu. Cependant, cette louve étant vraisemblablement de son clan, Sullivan se baissa pour toucher plusieurs fois son corps glacé du bout de ses bois, prenant garde à ne pas être brusque. Si elle n'était pas morte, la sensation d'un petit coup de cornes dans les flancs était certain de la réveiller. Sinon, il ne resterait qu'à ramener son corps au clan.