«"C'est Verlust qui t'a fait ça ?"
La voix étranglée d'Hoffnung me parvint comme étouffée tant la lassitude m'avait gagnée. Je lâchai un grognement de douleur tandis qu'elle appliquait son linge humide contre ma peau sanguinolente.
"Il n'a pas apprécié que je lui tienne tête !" gloussai-je, mi-figue mi-raisin. "Tant pis pour lui - sa réputation va vraiment en pâtir, c'est parfait." achevai-je avec satisfaction.
Hoffnung s'immobilisa dans son mouvement et me jeta un regard en coin. Ses yeux bleus brillèrent d'un éclat glacial.
"Nacht...Ne me dis pas que tu l'as provoqué exprès."
J'haussai les épaules.
"Il le méritait. Quelques blessures ne vont pas m..- Aïe !"
Je jetai un regard surpris à la jeune louve qui me fixait avec mécontentement, ayant lourdement appuyée son linge contre mon hématome.
"Pourquoi une telle violence ?!" m'étranglai-je avec néanmoins un petit sourire amusé. Mais elle n'avait pas l'air d'humeur joueuse. Son regard se perdit dans le voile des songes et ses lourdes boucles blondes se rabattirent sur son visage.
"Pourquoi prends-tu toujours de tels risques, Sternenklarnacht ?" me demanda-t-elle sourdement. "Est-ce que ton ego vaut vraiment cette peine ?"
Je ne pus contenir ma perplexité.
"Mon ego ? Schatzi, ça dépasse largement ce genre de préoccupations."
"Ne me ment pas, Schatzi..." gronda-t-elle en accentuant le surnom. "Si ce n'est pas par ego, c'est par vengeance. Et nous en avons déjà parlé."
Elle avait l'air furieuse et cela la rendait merveilleusement belle. J'eus un sourire affectueux et portai douloureusement mon museau à sa joue. Elle ne bougea pas.
"Je ne laisserais pas - ou plus - ma vengeance ou mon ego passer au-delà de ma santé. Voilà. Tu es satisfaite ?"
Elle tourna la tête vers moi, plongeant ses yeux dans les miens.
"Tu me le promets...?" demanda-t-elle d'un ton hésitant entre la douceur et la froideur.
J'hochai la tête et l'étreignit tendrement.
"Tu as ma parole."
Hoffnung sourit, rassérénée, et s'abandonna à mon étreinte avant de me repousser fermement et recommencer à nettoyer mes blessures. Ma vision se troubla tandis que je fermais les yeux, épuisé, cillant légèrement. Je l'entendis alors fredonner.
"Im Licht des Mondes scheint alles zu verblassen.
Geh zurück, Agitation ist nutzlos.
Ein Lächeln kann genügen, um alles zu beleuchten,
Aber du musst mir zuhören und dich gehen lassen
Und geh zur Ruhe."»
***
Tout était allé extrêmement vite.
Quand Asha avait commencé à courir vers Nachtgewalt, suivie de Quetzalcoatl qui avait pris soin de la relever et de lui remettre son couvre-chef, elle avait aperçue du coin de l'oeil Baltimore disparaitre et un mauvais pressentiment l'avait cernée. S'arrêtant, elle avait alors vu Daeron, au sol, entouré de quelques loups cherchant à le soutenir, l'air terriblement blessé. Son cœur poli par le temps et la solitude s'était serré si fort qu'elle avait cru qu'il allait de briser. Se détournant de son ancien mentor, la dame blanche amochée s'était élancée vers celui que son âme refusait de nommer comme il le devrait, et près de son corps ensanglanté elle s'était sentie défaillir quelques instants, terrassée par l'inquiétude et par la douleur de son propre corps. Quetzalcoatl l'avait heureusement rattrapée de son corps gigantesque, la dissimulant presque derrière ses ailes immenses. Sous son voile d'obscurité, Asha avait senti des larmes couler le long de ses joues d'un blanc immaculé, mélange de chagrin, de souffrance, d'impuissance et de soulagement, en constatant que l'alpha acajou était vivant. Elle était heureuse d'avoir son ami gigantesque à ses côtés à ce moment là : sa seul présence lui permettait de garder consistance. De toute manière, il n'y avait guère de raison de s'effondrer : Daeron était vivant, et entre de bonnes mains. Alors pourquoi avait- elle pleuré ? Pourquoi une telle faiblesse ? Une dame ne peut se permettre ce genre d'écarts.
A regrets, Asha avait laissé Daeron et avait repris sa course vers le démon noir qui avait autrefois été son mentor. Elle ne pouvait rien pour l'automnal, mais elle pouvait agir pour cette pauvre ère, accablé par de multiples assaillants qui ignoraient tout de lui. Nachtgewalt n'était pas un saint, loin de là, et il n'était probablement pas sauvable. Mais le Monde Rouge lui avait fait de l'effet, peut-être que...
Et puis tout était devenu noir.
Une immense nausée avait à nouveau secoué Asha tandis que dans un sursaut, elle s'était retrouvée enveloppée dans un rideau d'obscurité, ayant juste eu le temps de crier quelques paroles aux assaillants. Son regard avait croisé une dernière fois celui de Quetzalcoatl, écarquillé, puis elle s'était retrouvée à des lieux de là en l'espace d'une respiration. Titubant légèrement, elle s'était vite reprise, secouant la tête et écartant ses cheveux emmêlés de son visage...
...Pour apercevoir Nacht qui tombait au sol après quelques pas.
Un autre loup s'était approché de lui : Viehrs, le traitre printanier qui partageait plus que son allure avec Asha, mais qui n'avait pas hésité à la jeter devant son attaquante pour se protéger. Asha froissa son jolis minois en l'apercevant, ne comprenant pas pourquoi Nachtgewalt l'avait choisi pour l'accompagner.
Ni pourquoi il l'avait aussi choisi, elle.
Et puis Nacht avait parlé :
"
Vous avez une dette envers moi, tous les deux..." Sa respiration était sifflante, son regard divaguant. "
Ne l'oubliez pas. Moi, je ne l'oublierais pas..."
Et comme si ces derniers mots avaient utilisé ses dernières forces, il avait lourdement laissé sa tête retomber au sol, crachant un peu de sang au passage. Il était terriblement ensanglanté, le noir de son pelage ne faisant qu'un avec le rouge poisseux de ses blessures. Viehrs et Asha s'étaient regardés, une détermination commune en tête, mais probablement pas pour les mêmes raisons. La dame blanche, après tout, n'avait pas d'intérêts à garder le noiraud en vie : elle était une LibreLune, et par la faute du corbeau, ceux qu'elle aimait avaient été blessés.
Mais elle connaissait le sentiment d'être abandonné.
Et elle devait parler à Nachtgewalt.
C'est ainsi que bon-gré mal-gré, la louve s'était retrouvée dans une grotte à l'abris du regard et du soleil, dans la glace éternelle de l'Hiver, en compagnie d'un traitre albinos et d'un corbeau déchu. Etrange trio qu'ils formaient tous les trois, trio de fortune, assez discordants. Mais toutefois un trio.
La caverne dans laquelle ils s'étaient réfugiés était froide, reflétant les premiers rayons du soleil qui s'élevait dans le ciel brumeux, perdue au milieu des parois glacées du canyon où autrefois Asha s'était retrouvée coincée par une tempête de neige avec Neith. Mais si cette compagnie avait été douce et agréable, celle de Viehrs l'était nettement moins. Déjà, son silence et sa présence avaient été insoutenable à la dame blanche tandis qu'ils avaient porté Nacht jusqu'ici, et elle s'était cloitrée dans un silence morose que ses côtés cassées justifiait tout à fait. Elle était épuisée, blessée, et affaiblie aussi bien moralement que physiquement. Le simple fait de penser à ceux qu'elle avait laissé derrière elle, enlevée par la créature des ombres, l'enveloppait dans une lourde culpabilité et une puissante inquiétude que le Monde Rouge s'amusait à faire transparaitre sous l'apparence d'épis de blés noirs qui poussaient tout autour d'elle.
Retenant un frisson de douleur, Asha s'approcha d'une flaque d'eau qu'elle lapa doucement, froissant délicatement son museau devant son goût acide. Du coin de l'oeil, sous son mince voile, elle surveillait Viehrs qui jouait aux gentils petits soigneurs. La dame blanche était confuse quant à ses intentions, mais son expérience lui murmurait de se méfier de l'albinos comme de la peste : s'il n'avait pas hésité à la jeter devant la mort pour s'en protéger, il n'aurait aucun remord à sacrifier Nachtgewalt s'il trouvait un meilleur protecteur que ce dernier. Après tout, le corbeau n'était rien d'autre qu'un cavalier de son immense échiquier : pion important pour mettre en échec le roi adverse, mais sacrifiable si besoin était. Qui était donc le roi noir de Viehrs ? Seira ? Cela restait une question dont même Nacht devait ignorer la réponse. Mais ce dernier également avait beaucoup de secrets, et cela, l'albinos s'en était bien rendu compte, ce qui rajoutait à la circonspection de la douce LibreLune, qui releva la tête vers lui en s'asseyant, le dos fourbu.
"
Comment peut-il se vanter de connaitre Nachtgewalt et ignorer sa faiblesse vis à vis du jour ?" songea Asha d'un air de reproche, plissant les yeux. Pensive, elle entreprit de passer une patte sur ses côtes, ne détachant pas son regard des deux protagonistes. Elle sentit distinctement une vive ecchymose sous ses coussinets, et elle retint difficilement un petit grondement de douleur. Chaque respiration était douloureuse, et elle sentait quelque chose encombrer son poumon droit. C'était certes inquiétant, mais peu handicapant pour le moment.
L'élégante dame blanche était une aristocrate, et n'avait en conséquence aucune connaissance en médecine. Tout ce qu'elle pouvait faire, c'était surveiller Viehrs pour vérifier qu'il ne tentait pas de tuer son ancien mentor pendant son moment de faiblesse. Il faisait preuve d'une étrange douceur à son égard, tandis que son pelage blanc se confondait avec la glace, seuls ses yeux rouges et ses tâches de sang séché se détachant. Il était dans un piètre état, lui aussi, mais Nachtgewalt était dans un état bien plus inquiétant, au point qu'Asha se demanda s'il allait finir par se réveiller ou mourir sans un mot, sans une explication. Elle se demanda si elle le regretterait, une fois passée l'arme à gauche, puis en vint à l'idée que si elle ne pouvait pas regretter le monstre qu'il était devenu, elle regrettait déjà le mentor qu'il avait été, et les réponses aux questions qu'il pouvait fournir. Elle ignorait tout ce qui lui était arrivé, ce qui était advenu d'Hoffnung et de Wald autre que la tragédie que contait parfois Shaman. Autrefois, Nacht parlait déjà très peu de sa famille. Il avait toujours été très réservé.
Au final, Asha ne connaissait guère mieux Nachtgewalt que le traitre printanier. S'il le souhaitait, le monstre pouvait s'éteindre et emporter ses secrets et ses souhaits avec lui.
Comme un cauchemar s'oublie lors du réveil, ne laissant que la peur demeurer.
Tandis que cette lugubre pensée agitait la dame blanche, fixant toujours en silence les deux loups, le corbeau fut saisit d'un grand frisson. Asha dressa les oreilles et accourut, serrant les dents devant la douleur que cela lui procura. Elle entendit quelques mots que Viehrs lâcha, mais ne l'écouta pas. Le regard lunaire de Nachtgewalt se découvrit légèrement, voilé par la douleur - ou peut-être par la fièvre. Il parut hésiter, observant d'abord Viehrs, puis Asha, sans paraitre ne reconnaitre l'un ou l'autre.
-
...Hoffnung ? murmura-t-il en un souffle douloureux.
Sa respiration s'éleva dans les air, condensée presque immédiatement, comme un rêve s'effacerait sans un mot. Asha eut une moue attristée. Elle savait qu'elle ne devrait ressentir aucune pitié envers ce monstre blessé, mais on ne pouvait pas lui reprocher les tragédies passées.
-
Non, Nachtgewalt...répondit-elle avant que Viehrs ne puisse dire quoique ce soit. C
'est moi, Asha. Et...Olivier.
Elle avait prononcé le véritable nom de Viehrs froidement, retrouvant sa fermeté et son honnêteté glaçante habituelle. Le regard qu'elle lui glissa derrière son voile n'était guère ambigue : elle n'allait pas mentir pour lui.
Jamais.
-
Ah...répondit Nacht en tentant de se redresser, son regard s'éclaircissant légèrement.
Ce n'est que vous.Il paraissait déçu.
Devant ses efforts difficiles de se remettre debout, Asha se joignit à Viehrs pour doucement l'immobiliser et économiser ses forces. Nachtgewalt ne parut même pas le remarquer, son regard se plantant loin derrière eux, en direction du peu de lumière qui pénétrait la caverne, auréolant les lieux d'une douce lumière orangée, témoignant de l'aube qui teintait les cieux. Asha s'aperçut avec consternation qu'il tremblait de fièvre.
-
Nachtge...commença-t-elle, se contraignant à se reprendre.
-
C'est déjà l'aube...? l'interrompit Nachtgewalt, sans vraiment l'écouter.
Mais...La bataille...Les LibresLunes...Il se durcit brusquement tandis que tout semblait lui revenir.
-
Ils m'ont échappé...? Non....Impossible. J'avais tout planifié...Depuis...Tant d'années...Il tenta à nouveau de se relever mais ce simple mouvement lui arracha un grondement de douleur.
-"
Calme-toi !" ordonna Asha, impérieuse, mais Nacht n'écoutait pas, déchainé par la haine et la fièvre. "
Tu vas rouvrir tes blessures !" insista-t-elle, plus alarmée. Devant son insubordination, elle prit une profonde inspiration, et murmura, se rappelant d'une ancienne parole que lui soufflait parfois Nachtgewalt quand elle faisait un cauchemar :
"
Geh zurück, die Agitation ist nutzlos."
Nachtgewalt s'immobilisa immédiatement, et la fixa avec stupéfaction.
-
Asha...? dit-il, comme s'il la voyait à nouveau pour la première fois.
Son regard virevolta à nouveau entre son ancienne apprentie, et Viehrs, confus. Pendant quelques instants, il sembla réellement désorienté, à la limite de la crainte. Puis son expression se durcit davantage.
-
Que faites-vous là ? Vous...Ah. C'est moi qui vous ait amené. C'est vrai. Comme je suis généreux.Son propre sarcasme semblait douloureux. Il se laissa retomber, une expression frustrée sur le museau.
-
J'ai soif, annonça-t-il finalement.
Cette fois, il avait l'air de s'ennuyer.
Voyant que personne ne bougeait, son regard se tendit vers Asha, insistant. La dame blanche pinça les lèvres, mais obtempéra, trop lasse pour être agacée.
***
Nachtgewalt la regarda partir, puis avec une rapidité surprenante en vue de sa faiblesse et de sa fièvre, il saisit l'antérieur de Viehrs entre ses serres.
-
Tu les as vu ? Les LibresLunes. Sont-ils blessés ? Mourants ? Désespérés ?
Il toussa, cracha un peu de sang. Son débit était bas mais extrêmement rapide, erratique même, sans réelle cohérence mais chargé de son habituelle intensité.
-
J'avais tout planifié. Et ils ont tout ruiné. J'ai tout perdu, Viehrs. Olivier. C'est ton nom ? Niedlich. Mais je vais me venger. Encore. Je n'ai pas fini. Et toi, tu vas m'aider, parce que tel est notre marché. Parce que Seira ne te laissera aucun répit si je ne protège pas. Parce que ma mort scellera ton destin. Parce que tu as osé blesser Asha sans ma permission. Et parce que...Ses serres percèrent la peau fine de Nacht, tremblant malgré sa force.
-
...Je. N'oublie. Jamais.Asha revint vers lui, ayant saisi un peu de glace avec sa longue queue. Nachtgewalt lâcha immédiatement Viehrs et se laissa retomber, le regard à nouveau cerné par la fièvre. Du sang coula le long de son menton, comme si l'effort avait été trop grand pour lui. Il se mit à glousser, sans réelles raisons, puis tandis qu'Asha jetait un regard circonspect à Viehrs, il se mit à fredonner :
" Im Licht des Mondes scheint alles zu verblassen.
Geh zurück, Agitation ist nutzlos.
Ein Lächeln kann genügen, um alles zu beleuchten,
Aber du musst mir zuhören und dich gehen lassen
Und geh zur Ruhe.
Ja, geh zur Ruhe...
Du wirst zurückkommen und morgen weiter machen."