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L'Enfer, c'est les autres

La nuit tombait, et Daphné lui en était particulièrement reconnaissante. Voilà un moment qu'elle ne s'était pas sentie aussi malheureuse. Alors qu'elle pensait que son état s'améliorait, qu'elle s'ouvrait un peu plus aux autres, il avait fallu d'un seul instant... Un seul petit instant d'étourderie, et tout s'était effondré, la voilà qui s'enfonçait de nouveau plus bas que terre dans la solitude et la haine de son entourage.

Irina restait muette depuis le début de l'après-midi, depuis "l'incident", et la Sentinelle lui était gré de son silence, bien qu'elle sache qu'elle était tout aussi responsable qu'elle de leur déchéance... Voire plus. Qu'importe, elle n'était de toute façon pas d'humeur à bavarder sur le sujet, que ce soit dans sa tête ou à haute voix.

La belle se glissa dans la plaine volcanique alors que l'obscurité recouvrait les terres automnales. Elle puisa un brin de réconfort dans le fait de n'y trouver personne, ce qui faisait de cet endroit un lieu de prédilection lorsqu'elle voulait être tranquille. Autant dire que cette nuit elle en aurait bien besoin. Elle se voyait mal retourner aux tanières communes, craignant de croiser encore ce groupe d'adultes immatures qui avait osé se moquer d'elle. Même dans sa ronde de l'après-midi, elle s'était sentie angoissée à l'idée de croiser quelqu'un, et aurait même accueilli un ennemi à pattes ouvertes, plutôt que de se trouver face à un "compatriote". Elle n'avait aucune envie de renouer avec le monde, même pour son travail, qu'elle mettait d'habitude un point d'honneur à accomplir. Pour l'heure, elle voulait juste se rouler en boule dans un coin et qu'on l'oublie.

Des larmes de colère mêlée à la tristesse jaillirent de ses yeux sans qu'elle puisse lutter. Elle était excédée par le comportement de son Clan. Pourquoi ne pourrait-elle pas être différente ? Pourquoi se moquait-on, la traitait-on de folle ? Pourquoi personne ne la croyait quand elle disait qu'Irina lui parlait dans sa tête ?

« Irina ! Eh, les gars, elle lui a même donné un nom ! »

Des bribes de phrase lui revinrent en mémoire. Et les rires de fuser à nouveau, moqueurs, méchants, méprisants, sans pitié pour elle. D'y aller avec les « Je t'avais dit qu'elle était folle ! » et autres « Tu vois, elle a pas changé, toujours à parler toute seule ! », elle n'échappait à rien tandis qu'elle leur tournait le dos et s'enfuyait à longues enjambées. Ils l'avaient poursuivi un moment mais s'étaient fort heureusement lassés assez vite. Daphné, elle, avait continué à courir jusqu'à ce qu'elle sente ses poumons sur le point d'exploser. Puis, elle avait expédié sa ronde au pas de course, peu soucieuse, pour une fois, de la faire correctement, et s'était cachée le reste de l'après-midi.

A présent, elle était là, pleurant sa rage d'incomprise et la douleur d'être rejetée, d'être différente. Elle sanglota un moment, marchant au hasard, se moquant de ne pas y voir clair et de risquer de se heurter à tout ou n'importe quoi. Elle se marchait d'ailleurs régulièrement sur les cheveux, et ça contribuait à exacerber sa peine et sa colère.

Une fois ses pleurs calmés, elle continua à marcher, errant sans but à travers la pleine rocailleuse, ne prêtant pas attention aux vapeurs de soufre qui l'environnaient. Après un moment, elle commença à sentir la fatigue dans ses membres, mais poursuivit sa marche tête basse, perdue dans ses pensées, à moitié endormie.

Jusqu'au moment où elle se cogna dans quelque chose, ce qui eut le don de la faire sursauter mais aussi de la réveiller. Distraite par la douleur qui provenait de son museau, elle mit un court instant à réaliser qu'elle était rentrée dans... quelqu'un. Incapable d'émettre le moindre son, pétrifiée sur place, elle eut d'abord envie de mourir. Puis de se cacher sous terre. Puis elle se résolut à attendre que l'autre réagisse, sans pouvoir rien faire d'autre que rester muette, la bouche ouverte, les yeux écarquillés.

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L'Enfer, c'est les autres

Il y eut un moment de flottement, au cours duquel Daphné se sentit étrangement vide. Ce n'était pas pour lui déplaire, puisque ce sentiment de détachement, quoiqu'un peu inquiétant, apaisait au passage sa douleur et sa tourmente. La seule chose importante pour le moment apparaissait sous la forme d'une louve maigre à faire peur, au poil blanc, arborant un étrange masque de cuir qui dissimulait la majeure partie de ses traits, exceptés ses yeux rouges que la Sentinelle voyait briller dans la faible clarté de la nuit.

" Bonsoir... "

La belle eut un nouveau sursaut, léger cette fois, mais qui remit une fois de plus en route son système. Elle réalisa alors qu'elle restait bêtement debout face à sa vis-à-vis, la bouche entrouverte, les yeux ronds comme des billes, aussi elle devait passer pour une fameuse attardée. Secouant la tête, ses iris jaunes clignotèrent un instant avant de se reposer sur la louve blanche, emplies de curiosité.

- Heu... désolée de t'avoir foncé dessus. Je ne regardais absolument pas où j'allais...

Pourvu qu'elle ne l'ait pas amochée, même si le choc n'avait vraiment pas été trop virulent - sauf pour son museau, une partie relativement sensible. Et en réalité, amochée, son interlocutrice l'était déjà, comme le lui révéla un court examen de son corps. Même dans la pénombre de la nuit se distinguaient quelques cicatrices qui firent frissonner la Sentinelle.

Elle se rappela alors qu'elle avait déjà vu cette louve et son étrange masque. Elle était automnale - son nez l'avait senti d'assez près - mais se trouvait souvent en marge de la population. Comme elle. D'ailleurs, rares étaient les fois où Daphné l'avait croisée, et n'ayant déjà pas une bonne mémoire pour les noms de ses compatriotes, elle se révélait incapable de trouver celui de l'albinos. Mais comment le lui demander, ça...

L'Automnale ressentait comme un besoin de lui parler, d'en apprendre plus sur elle, de savoir pourquoi elle aussi était rejetée des autres. Elle sentait comme un lien, un point commun entre elles deux, qui la fascinait autant qu'il l'intriguait. Mais elle se sentit bien vite limitée par ses capacités relationnelles...

- Jeee... Tu... Je m'appelle Daphné.

Plutôt que de lui balancer une question inquisitrice sur son identité, la belle préféra opter pour une présentation, espérant que cela inciterait sa compagne à rendre la politesse en se présentant à son tour. Elle aurait bien aimé ajouter quelque chose, mais aucune inspiration ne lui venait à propos d'une phrase banale qui aurait pu ponctuer ce début de conversation. En même temps, aucun propos anodin ne se prêtait vraiment à leur situation actuelle, toutes les deux seules la nuit dans la Plaine Volcanique...

Pour une fois, Daphné aurait apprécié l'intervention d'Irina, pour lui suggérer quelque chose à dire ou à faire. Mais cette idée lui remit en mémoire les évènements récents, et elle ressentit avec plus de force encore l'absence de son amicale conscience. Cœur serré, elle baissa la tête en sentant une vague de douleur et de nausée revenir la submerger, en même temps que les larmes, les cris moqueurs résonnant à nouveau à ses oreilles. Non, non ! Elle n'avait aucune envie de pleurer face à cette inconnue, elle devait cacher sa faiblesse ! Essuyant rageusement une traîtresse qui roulait sur sa joue, la Sentinelle se détourna à demi de l'albinos, s'asseyant dans la poussière.

- Désolée, je... Ce n'est pas très p-présentable.

Le comble du pathétique, si elle commençait à bafouiller. Sa position peu avenante de victime tourmentée arracha un soupir à la belle, qui avait toujours juré ses grands dieux de ne pas craquer devant qui que ce soit. Pourquoi ce soir était-elle incapable de retenir en toute pudeur sa détresse ?

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L'Enfer, c'est les autres

Cachée derrière son opulente chevelure bleue, Daphné eut tout de même le loisir d'apprendre que son interlocutrice ne lui tenait pas rigueur de son approche légèrement... frontale. Elle en fut quelque peu calmée, au moins elle n'avait pas poussé la soirée moisie jusqu'à blesser quelqu'un. Le fait est qu'elle avait envie d'entretenir une conversation avec cette étrange louve masquée, mais elle se trouvait incapable de lui faire face alors qu'elle parvenait à peine à retenir ses larmes. La sentinelle se sentait bête. Quoi, elle en était donc réduite à ça ? Se cacher et attendre que quelque chose se passe ? Pour quelqu'un en manque de discussion, ce n'était pas une technique des plus efficaces... Mais cette incapacité à lever le museau à nouveau la faisait se sentir encore plus misérable, aussi en son for intérieur estimait-elle que c'était ce qu'il y avait de mieux à faire...

"Si ça l'est ! Enfin...j'veux dire c'est normal ! Ça nous est tous déjà arrivé...en théorie."

Surprise par l'exclamation de la louve blanche, Daphné releva la tête en un mouvement rapide, faisant virevolter ses boucles bleues. Deux prunelles humides se posèrent sur le masque de cuir avec curiosité et stupeur. D'un premier abord, sans vouloir juger la louve en face d'elle, elle n'aurait jamais cru que la... discussion prenne ce tour-là. L'automnale n'avait rien de méchant, mais au premier examen elle paraissait plus distante, sur ses gardes... Voilà qui en faisait presque oublier son chagrin à la veilleuse, tant elle ne s'attendait pas à cette réponse. En revanche, cela altérait quelque peu sa capacité à communiquer correctement.

- Ah heu fjb... ah bon ??

Remarque à la fois inutile et assez stupide, de mieux en mieux ! Agrémentée avec ça d'une syllabe incompréhensible, résultant d'un cafouillis de babines qui avait dû offrir un spectacle tout à fait ravissant. Décontenancée, la belle se perdait à la fois dans ses pensées et dans ses mots. Mais dans un sens, l'enthousiasme - la vivacité plutôt - de sa compagne d'infortune nocturne lui faisait plaisir. Au moins ne s'était-elle pas heurtée à un mur. A la voir baisser la tête, comme regrettant son intervention, la louve aux cheveux bleus eut un serrement au cœur. Physique mis à part, c'était presque comme se voir dans un miroir, et c'était assez perturbant...

"Je suis désolé..je dis n'importe quoi..je... Je m'appelle Plague, enchantée de faire votre connaissance, Daphné."

La sentinelle ne pouvait s'empêcher de regarder sa vis-à-vis avec des yeux ronds. Au moins cette intervention l'avait-elle suffisamment rassérénée pour qu'elle remette les pattes sur terre et se conduise de manière plus correcte ! On pouvait aussi sentir un léger soupçon de confiance qui s'installait, elle reprenait contenance. Cette soirée n'était peut-être pas si ratée que ça !

- Oh je-je ne pense pas que ce soit n'improte quoi ! Heu, n'importe, je voulais dire n'importe. Enfin, heu, moi aussi je suis enchantée.

Au final, elle n'avait pas dit la moitié des choses de ce qu'elle avait voulu dire et partager avec Plague, et c'était franchement frustrant. Décidée, la belle prit une inspiration et souffla lentement, remettant de l'ordre dans sa tête et apprivoisant cette bouche timide qui faisait n'importe quoi.

- Je veux dire... j'étais contente d'entendre ça, donc ce n'était pas n'importe quoi. Et tu peux me tutoyer.

Voilà qui était nettement mieux ! Mais enfin, quelle était cette manie du vouvoiement ?? Il n'y avait rien qui la mette plus mal à l'aise ! Comme si elle avait un rang important... Absolument pas, elle était au bas de l'échelle et elle s'y plaisait très bien ! Qu'on la laisse hors des airs de grandeurs et des feux de la rampe ! Au-delà de ça, elle repensa à ce que lui avait dit la louve blanche. Il est vrai que tout le monde avait ses moments de faiblesses, elle devait arrêter d'en avoir honte... Ou bien tout faire pour être plus forte ! Même si elle savait très bien que c'était toujours bien plus facile à dire qu'à faire... Qu'importe, elle y travaillerait dur !

Séchant ses joues humides du revers de la patte, Daphné renifla une fois pour toutes. Elle ne se sentait plus l'envie de pleurer ni la lèvre tremblante, et elle en fut contente. Au moins cette crise-là était-elle passée. Elle était reconnaissante envers Plague de son intervention, qui l'avait tirée de son renfermement. Elle pouvait bien lui rendre la pareille ! Et à la voir réagir comme elle pourrait le faire, elle sentit comme une certaine... proximité, entre leurs situations. Ce qui ne manqua pas de réveiller sa curiosité initiale, lorsqu'elle était littéralement tombée sur son interlocutrice. Mais là revenait un problème récurrent dans la vie de Daphné : ... comment entretenir une conversation ?

- Heu... Tu... tu te promenais ici ?

Bon. Décidément, papoter n'était pas son fort. Mais en même temps, comment relancer la discussion tout en n'évoquant pas frontalement des sujets qui fâchent ou qui blessent ?? La sentinelle n'avait aucune envie de voir passer une émotion négative derrière les vitres du masque, ou de gêner son interlocutrice - pour une fois qu'elle en avait une avec qui elle sentait qu'elle pourrait progresser un peu !

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