De lourds ronronnements remplissaient l’air. Allongé sur un carré de mousse, le chaton léchait avec délectation le morceau de cannelle qu’il avait déniché, le faisant durer. C’était tellement bon, la cannelle. Peu importe ce qu’était cet endroit, s’il y avait de la cannelle alors c’était un bon endroit. Sa queue battait doucement sur le sol, ajoutant un petit bruit de percussion au son continue que sa gorge émettait. Le monde autour de lui avait disparu. Il était juste bien, là, dans ce petit paradis végétal, avec sa cannelle. Il faudrait qu’il revienne un jour. Mais au fond, pourquoi partir? Il y avait tout ce qu’il fallait ici pour survivre, il en était certain. Alors il pouvait tout aussi bien se cacher ici pour le restant de ses jours. Pour le restant de la vie du monde, en somme… car il était certain, au fond, qu’il était immortel. Ce lieu aussi était immortel. Était-ce pour cela qu’il résonnait tant en lui.
Une autre chose que le félin savourait : il était lucide. La brume avait quitté son esprit, il savait qu’il était vieux mais emprisonné dans ce corps jeune. Mais il savait aussi qu’il ne s’évanouirait pas. Il était lucide et il le serait toujours, ici, sans devoir en payer le prix. Sans se sentir mal. Sa mère était morte, mais elle serait morte de vieillesse de toute façon, même s’il ne l’avait pas tuée. Ce lieu, ici, ne mourrait jamais, lui. Il serait toujours là pour le protéger. C’était son chez-lui, et il n’avait pas envie de le quitter. Non, il n’appartenait pas au monde réel. Ce monde où pour tous il n’était qu’un gamin hyperactif affectueux qui joue les savants à temps-partiel en tentant de guérir les autres. Il n’était qu’un félin dans un monde de loups. Jamais il serait accepté quelque part. Jamais il n’aurait de vrai ami, ou même de frère. Jamais il ne serait aimé. Qui serait amoureux d’un chaton, de toute façon? C’était contre nature. C’était de la pédophilie. Le seul qui pourrait s’intéresser à lui serait un pervers qui ne voyait en lui qu’une source de plaisir physique dont il pouvait facilement abuser. Non, plus jamais il ne partirait d’ici…
« Ma… Maeya? »
Les yeux du félidé s’ouvrirent et il contempla un instant le loup qui se tenait devant lui. La louve, plutôt. Hiji. Elle était bien différente, sans son masque, il ne l’avait presque pas reconnue. S’il n’avait pas été lucide, d’ailleurs, il aurait sûrement eu peur et il se serait sauvé. Ce n’était pas très beau à voir. Pas étonnant qu’elle le cache tout le temps. C’était dommage qu’il ne sache pas comment lui venir en aide. Son état semblait bel et bien irrécupérable. Peut-être, cependant, que ce lieu pouvait l’empêcher de se dégrader. Elle n’avait qu’à rester, elle aussi, avec lui. Mais elle avait l’air d’avoir peur. Elle paniquait, même.
« J’ai… j’ai l’impression qu’il se passe quelque chose d’étrange ici… On devrait sûrement pas rester ici… »
Quelque chose d’étrange? À part le fait qu’il ne se prenait plus pour le gamin qu’il n’était pas, il ne se passait rien d’étrange. Il prit une bouchée de cannelle et la mâcha lentement avant de l’avaler. Puis, il prit la parole. Avec une voix mature. Avec une allure calme, posée, réfléchit, adulte. Un parfait contraste du petit guérisseur qu’avait côtoyé jusqu’ici la louve.
« Ce lieu est spécial. Il me parle. Je m’y sens chez moi. Je me sens enfin à ma place, ici. Pour la première fois depuis longtemps, je suis capable d’accepter ce que je suis et d’être moi-même. Je ne veux pas partir, Hiji. Je veux rester ici, pour toujours. Ne vois-tu pas que nous sommes dans un paradis terrestre? »
À voir la tête que lui fit l’interpellée, non, elle ne s’en rendait pas compte. Elle semblait surprise aussi. À cause de son ton? Voyons, elle ne s’était quand même pas imaginé qu’il était réellement un petit enfant imprudent qui en sait trop pour son âge! Le « qui en sait trop pour son âge » aurait d’ailleurs dû lui mettre la puce à l’oreille. C’était fou comme personne ne se rendait jamais compte qu’il y avait quelque chose qui clochait avec lui avant de savoir la vérité. Mais malgré tout cela, la louve paniquait quand même. Mieux valait la ramener dehors alors. Il ne voulait pas qu’elle meurt de peur ici, chez lui. Il allait la ramener hors du temple, puis il reviendrait ici pour y vivre sa vie éternelle.
« D’accord, je vois que tu n’apprécies pas cet endroit autant que moi. Je vais te ramener à l’entrée du temple, puis je reviendrai. Tu devrais remettre ton masque avant de partir. »
En se levant, il prit un morceau de cannelle, pour la route, avant de se diriger d’un pas sur et précis vers la sortie. Il se demandait s’il allait redevenir un gamin dès sa sortie, ou s’il allait rester lucide encore un moment. En tous cas, il espérait qu’elle aurait remis son accessoire sur son visage au moment où il allait changer. L’autre question qu’il se posait, c’était : l’enfant, va-t-il vouloir revenir ici? Non. Il ne le voudrait pas. Il n’avait pas envie de partir. Il n’avait pas envie de redevenir un gamin et d’errer. S’il partait maintenant, il avait le pressentiment qu’il ne remettrait pas le pieds dans cet endroit, jamais. L’endroit où il se sentait enfin à sa place. Mais il ne pouvait pas non plus laisser un autre être vivant souffrir et mourir à cause de lui. Elle avait besoin de lui jusqu’à l’entrée du temple. Pour la guider. Il fallait donc qu’il espère pouvoir rester lucide assez longtemps pour revenir. Ce serait un vrai exploit… mais il le tenterait.