Nouveaux lieux, nouveaux clans et nouvelles espèces. A vous de vivre ... Ou de survivre !

La pluie était tombée toute la nuit, et l'aube s'était levée morne et grise. Keridwen se leva bien plus tard, mais d'une humeur tout aussi sombre ; le sommeil l'avait quittée depuis déjà quelques heures, mais il lui fallait toujours une sacrée dose de motivation - et de nombreux appels de ses pairs - pour enfin décider d'émerger. Le début de matinée était le moment de la journée qu'elle appréciait le plus, le calme se faisant plus présent au sein du château avec le départ des patrouilles, les loups relevés étant trop fatigués pour être bruyants. C'est à ce moment-là que la jeune louve avait l'impression de se reposer le plus.

La course du soleil, dissimulée par des nuages gris clairs, était donc entamée depuis un moment quand la guérisseuse fit irruption dans l'espace qui lui était dédié. Un recoin assez sombre, un peu trop étroit à son goût, mais les couches d'herbes sèche le rendaient au moins un peu confortable. Pénetrant son antre, Keri inspira longuement, s'imprégnant de l'odeur des plantes et des quelques remèdes qu'elle avait déjà eu l'occasion de préparer. Ses réserves du pays avaient quasiment disparu, mais elle tâchait de focaliser le moins possible sur ce point, quitte à rester dans le déni ; tout lien avec son ancienne maison était trop douloureux pour qu'elle puisse réfléchir pleinement.

La jeunette alla d'abord voir ses patients les plus fragiles, les deux louves et leurs portées. Un faible souffle d'espoir avait balayé son cœur lorsque les chasseurs avaient enfin pu rapporter un peu de viande, mais leur situation restait trop instable pour qu'elle n'angoisse pas dessus à longueur de temps. Après un examen de chaque membre de ces petites familles, l'ex-automnale alla leur chercher de l'eau, et des bulbes frais à mâcher pour les mères. Au moins, leur propriété antiseptique ne ferait pas de mal aux nouveaux-nés, c'était le moins qu'elle puisse faire.

Comme chaque matin, Keri dut ensuite sortir précipitamment du château, la gorge nouée, les larmes aux yeux. Des mèches blondes s'échappèrent de son chignon pour glisser tel un rideau devant son front. Il lui fallut plusieurs grandes respirations à l'extérieur pour chasser la bouffée d'angoisse qui menaçait de la faire exploser, après quoi elle se sentit abattue et déprimée. Combien de temps, encore ? Elle ne pouvait le dire, et n'osait le prévoir. Mieux valait prendre chaque jour avec ce qu'il avait à proposer.

La jeune louve passa le dos de sa patte sur ses yeux, chassant les quelques larmes qui s'apprêtaient à couler. Pleurer ne servait à rien, c'était même effarant de constater qu'elle en était toujours capable après tout ce qu'elle avait déjà versé. Son regard humide se promena sur les environs, sans trop chercher quoi que ce soit. Elle avait déjà fureté ici et là pour voir de quoi se constituait la végétation autour du camp, mais réalisa qu'elle n'avait pas gardé grand souvenir de ce qui aurait pu l'intéresser. Faut de trouver une meilleure occupation, elle décida de s'y pencher à nouveau.

Elle dénicha dans des hautes herbes, à quelques mètres de sa position initiale, plusieurs pieds de poireaux sauvages aux feuilles perlées de pluie. Ils avaient dû pousser depuis son dernier passage, en tout cas c'était toujours une trouvaille utile ! Se penchant vers le bulbe, Keri entreprit d'en déraciner un gros, désireuse de l'utiliser avant qu'il ne fleurisse. Mais elle eut beau tirer, s'acharner, tacher son museau de boue, rien n'y fit, la plante resta en place !

Rageuse, la guérisseuse maudit ses faibles forces, gratta un peu la base, et s'arque-bouta pour en finir. Et miracle, le bulbe céda enfin ! ... Avec tellement d'entrain que la jeune louve bascula en arrière et alla culbuter dans les herbes, finissant sa course la nuque sur un caillou, ses longs cheveux éparpillés autour de sa tête. Et tandis que des taches noires apparaissaient dans son champ de vision, Keri ne put que pousser un grognement étouffé de colère et de douleur. La seule guérisseuse... assommée... dans l'exercice de ses fonctions... un comble..!

Keridwen était tentée de se laisser sombrer dans l'obscurité, se sentant tout d'un coup très fatiguée ; mais une voix à côté d'elle dissipa quelque peu la brume épaisse qui commençait à l'entourer, et la jeune louve eut l'impression de réaliser des efforts surlupins pour retrouver ses esprits. Elle cligna longuement des yeux, ne distinguant qu'une silhouette brune à côté d'elle, et frotta ses paupières avec le dos de sa patte.

« Eeeermm... Il me faut un peu de temps. »

Bon, quelqu'un avait donc assisté à son improbable cabriole, tant pis. Heureusement pour la guérisseuse, la nouvelle venue semblait être de bonne composition, plus prompte à s'inquiéter de son état qu'à se gausser. Ça lui donnait moins envie de la chasser sur le champ. Après un long soupir, Keri rouvrit un œil, jaugeant la louve à son chevet. Grande, brune, mais inconnue à sa connaissance, donc sûrement d'un autre clan. Une sensation aigre vrilla l'estomac de l'ancienne automnale, qui n'en laissa rien paraître, roulant sur le côté pour se relever avec lenteur.

« Oh dieux... quel gadin. »

La blonde préféra rester assise, se sentant encore vertigineuse et la caboche endolorie. Dire qu'elle s'était faite aplatir par un poireau, c'était vraiment risible... D'ailleurs, où avait-il volé, celui-là ? Il ne semblait pas dans les environs immédiat de la jeunette, mais en même temps, deux longs rideaux de cheveux ondoyants oblitéraient la majeure partie de son champ visuel. Se massant la nuque, leur propriétaire tâcha de les repousser quelque peu, examinant la nouvelle venue entre deux mèches.

« Hem... vous aviez besoin de quelque chose ? »

Sa vis-à-vis étant plus âgée qu'elle-même, et lui étant inconnue, Keridwen avait adopté le vouvoiement sans trop y réfléchir. A priori, l'autre n'avait pas de demande urgente, sans quoi elle l'aurait peut-être pressée un peu plus. En réalité, elle n'avait peut-être même pas de demande, et était juste venue charitablement lui proposer son aide ? La soigneuse n'aurait su le dire, et ses idées étaient encore trop embrouillées pour qu'elle cherche plus loin. Fronçant les sourcils, elle regarda autour d'elles, soulevant sa cascade de cheveux d'une patte.

« Vous n'auriez pas vu mon poireau ? »

Keridwen avait enfin réussi à se débarrasser de son encombrante chevelure, envoyant la majeure partie de toute sa masse blonde derrière ses épaules ; seules demeuraient quelques mèches devant son visage, dérisoire barrière pour exclure quelque peu la présence de l'autre louve. Les fines mèches s'électrisèrent d'ailleurs lorsque cette dernière brandit une patte sous la truffe de la guérisseuse, qui eut un mouvement de recul.

« Qu'est-ce qu-
- Mange ça ! Ça te fera du bien et tu en as besoin ! »

La jeune louve fronça les sourcils, récupérant l'offrande tendue vers elle au creux de sa patte. Elle la renifla, détectant l'odeur sucrée et acidulée de baies mélangées à d'autres plantes ; un en-cas énergétique, sûrement. Son estomac protesta d'une violente crampe à l'idée de recevoir pareil apport, mais la blonde se força à en prélever une petite part du bout des crocs tandis que la louve s'éloignait un instant. Elle détestait l'idée d'être maternée, surtout par une inconnue qui n'était pas de son clan. Mais elle conserva malgré tout la boulette, qui ferait un repas de fortune pour les jeunes mamans ; celle-ci disparut bientôt dans son incroyable chevelure, roulée au creux d'une mèche.

« Il est là. »

Sa congénère était revenue, ramenant le poireau avec elle, qu'elle déposa devant Keridwen. Satané végétal... elle le découperait plus tard avec hargne, mais pour l'heure elle se contenta d'utiliser une autre de ses mèches brunes pour le saisir et le maintenir derrière elle, à moitié glissé dans ses cheveux.

« Dans un premier temps, je venais prendre des nouvelles des mères et de leurs louveteaux. Je voulais savoir si le rongeur que j’ai rapporté l’autre jour leur a été profitable et s’ils se portent bien. J’en profitais également pour demander à faire nettoyer et soigner cette blessure pour éviter l’infection avant de reprendre mes activités. »

La soigneuse resta imperturbable, dans une moue assez morne et songeuse. Son regard se porta sur le visage de sa vis-à-vis, puis sur l'estafilade qui lui barrait l'épaule. Elle fut visiblement trop lente à répondre, puisque l'autre enchaîna, sautant du coq à l'âne.

« Mais, si je puis me permettre, tu es sûr que tout va bien ? Tu n’as pas l’air en forme. Je peux te donner un coup de patte si tu as besoin aujourd’hui ou même d’autres jour. N’hésite pas, j’ai quelques connaissances des plantes, ma mère était guérisseuse. Ou même si tu veux parler, je sais écouter parait-il…»

Cette fois, la blonde fronça les sourcils. Elle n'avait rien contre le fait d'aider ses camarades quand ils se blessaient, mais elle ne voulait rien avoir à faire de plus en leur compagnie ; la sollicitude de cette louve était peut-être louable, mais elle n'avait aucune envie de recevoir sa pitié. Tant qu'elle faisait son boulot, elle estimait que personne n'avait rien à lui redire.

« Mes remèdes se trouvent dans la salle, on ferait mieux d'y aller. Comme ça vous pourrez demander directement aux louves comment elles vont, grâce à votre rongeur. »

Une remarque plus acide que ce qu'elle aurait voulu, mais lorsqu'elle s'en rendit compte c'était trop tard ; sa fierté était trop titillée pour se soucier de faire de la peine ou non à son interlocutrice. Visage totalement fermé, Keridwen se redressa, et marcha vers le château d'un pas raide. Elle était contrariée de cette rencontre et de l'intrusion de la brune dans ses soucis. Elle s'occuperait de son épaule, puis bon vent ! Elle tâcherait de mieux choisir sa prochaine activité pour ne plus être dérangée.

« Installez-vous dans ce coin, blessure dans la lumière. »

Elles étaient de retour au sein du château, et la jeune s'était arrangée pour marcher assez vite afin de couper court à toute tentative de conversation. À présent occupée à son établi, elle déposa son poireau et réunit rapidement les ingrédients dont elle avait besoin, se mettant au travail. Heureusement que la clairière avait été dénichée, de nombreuses fleurs qui y poussaient servaient tous les jours à la guérisseuse ! Il ne lui fallut que quelques secondes pour écraser ensemble bleuets, camomilles et pensées, et elle ajouta quelques feuilles de plantain par sécurité. Keri fit un rapide aller-retour auprès de la blessée pour regarder l'état de la coupure, et la rinça avec un peu d'eau et une feuille lisse. Après quoi, ses pattes rincées à leur tour, elle s'appliqua à poser son mélange sur l'épaule de la brune, accordant toute son attention à son ouvrage.

« Le pansement va sécher d'ici quelques heures ; l'idéal serait de le conserver toute la journée de demain. Puis l'enlever en humidifiant la zone. »

Son cataplasme posé, elle se détourna, et retourna à son établi, rangeant les quelques ustensiles dérangés avec des gestes nerveux.

« C'est tout pour ma part. »

Elle espérait vivement que l'autre déguerpirait rapidement, sans tenter de la relancer sur ses problèmes ou sa proposition. Qu'elle fasse ce qu'elle avait à faire, le clan lui en serait bien plus reconnaissant.

La chasseresse était sûrement vexée de la réaction de Keridwen ; elle ne prononça plus un mot tout le temps du trajet et pendant les soins. La guérisseuse resta imperturbable, mais une fois son opération terminée, elle se trouva un peu embêtée, pressée de voir la brune partir mais redoutant ses dernières paroles. C'est vrai qu'elle avait été particulièrement désagréable, sa congénère s'était ramassé tout son désarroi et sa frustration alors qu'elle ne méritait sûrement pas un tel traitement ; mais c'était trop tard à présent pour y changer quoi que ce soit, et Keri était trop bêtement têtue pour faire le premier pas et s'excuser. Il ne lui restait qu'à attendre dans l'inconfort que quelque chose se passe, faisant face à son établi, sans jeter un regard derrière elle en direction de l'autre.

La concernée ne bougea pas immédiatement, et quand elle le fit, la soigneuse crut d'abord qu'elle partirait sans un mot ; mais elle la sentit s'arrêter dans son dos, et tendit une oreille, se préparant à un sermon.

« Te raccrocher à ton travail ne te sauvera pas indéfiniment. Beaucoup de loups dépendent de toi. Tu as l’air de beaucoup souffrir, mais manifestement, tu n’es pas prête de vouloir guérir. Peut-être qu’un jour viendra. Sache que mon oreille sera toujours disponible si l’envie te prend, et Merci pour le soin ! »

La blonde resta immobile et muette, écoutant le pas de la chasseresse qui s'éloignait vers les deux mères et leurs progénitures. Elle n'avait même pas l'impression de se raccrocher à quoi que ce soit pour se sauver ; elle travaillait parce qu'il fallait le faire, voilà tout. Mais peut-être la brune avait-elle raison sur un point : ne se tourmentait-elle pas inutilement à ressasser ses chagrins, se complaire dans son désespoir ? Elle pourrait avancer, comme les autres... cependant, le poids de son deuil restait trop important sur sa conscience. Avancer alors que sa famille et ses terres étaient noyées, perdues à jamais... ça lui semblait trop difficile pour le moment.

Elle fut cependant touchée de la proposition de son aînée, qui la soutenait malgré l'accueil glacial qu'elle lui avait réservé. Cette perspective allégea un peu ses pensées, et elle s'attaqua au ménage de son antre avec un peu plus d'entrain.