Nouveaux lieux, nouveaux clans et nouvelles espèces. A vous de vivre ... Ou de survivre !

C'était le même mélange habituel d'excitation et de peur. La sensation de chaleur dans les membres et le ventre qui se tord, empêchant d'avaler quoi que ce soit avant le grand départ. Orion se souvenait de la sensation qui l'avait amené à la conclusion qu'Ambassadeur était sa vocation : c'était exactement celle-ci. Les temps derniers étaient d'or pour tout diplomate sur Four Seasons : entre ce peuple nouveau que constituait le Solstice et la révélation de l'existence d'une guilde cachée, le temps n'était plus au repos. L'Ambassadeur printanier espérait que ces nouveaux joueurs allaient pouvoir remuer la partie et faire sortir de leur confortable assise les clans qui se refusaient habituellement à ouvrir leurs perspectives : peut-être que voir que d'autres lupins étaient parvenus à une conception durable de la paix et de l'entente ouvriraient leurs yeux sur ce que pouvait être le futur de Four Seasons, loin des guerres et conflits qui nuisaient à la vie de tous.

Orion s'était donc levé de bonne heure, incapable de fermer l'œil de la nuit. L'adrénaline bloquait toute fatigue, il se sentait plus en forme que ces derniers temps, qu'il avait majoritairement consacrés à sa difficile récupération du combat qu'il avait livré contre Nachtgewalt aux côtés des autres Printaniers. Point de courbatures où de cicatrices douloureuses ce matin-là, seulement l'excitation. Il devait faire un effort presque physique pour se calmer ; il savait que cette rencontre n'allait pas être sans conséquences, il se devait, pour son clan et pour Seira, de faire du mieux possible — et même plus encore.

La petite délégation de Solstiens qui avaient accepté de venir à la rencontre de leurs alliés printaniers devait arriver prochainement et il avait été convenu que l'Ambassadeur les accueillerait aux Jardins. Il les vit approcher de loin, hautes silhouettes dans la brume automnale qui se détachaient peu à peu de la Forêt sans fin. Un frisson parcourut l'échine d'Orion ; mélange de peur ancestrale et de révérence devant ce peuple qui semblait dominer tous les comparses avec une noble indifférence. Il ne reconnaissait que celui qui marchait en tête, qui était l'un des trois dirigeants solstiens. Il ne connaissait pas les autres. Il avait envoyé un guide printanier chercher la délégation à la frontière, et il était rassuré de voir qu'ils étaient arrivés sains et saufs. Les risques étaient minimes mais personne n'avait oublié le drame qu'avait failli causer Nachtgewalt quelques temps auparavant, en parvenant à échapper à son exécution. La dernière chose dont le Printemps aurait besoin en ce moment, après avoir manqué de peu devoir faire le deuil de son Alpha, était une alliance compromise à cause d'une nouvelle attaque du Corbeau.

Orion n'avait pas choisi les Jardins comme lieu de rencontre au hasard. Il les affectionnait tout particulièrement, et il estimait que l'endroit rendait bien l'âme et l'esprit printaniers, même à quiconque n'avait jamais — ou très peu — parcouru le territoire. Il espérait que cela plairait aux trois Solstiens, et que cela donnerait aux alliés de son peuple un aperçu convaincant des merveilles dont ce territoire recelait. Ils parvinrent à sa hauteur après avoir lentement parcouru la distance qui les séparait, comme s'ils profitaient de chaque pas pour s'imprégner posément du lieu qui les entourait. Orion appréciait ce calme et cette sérénité que semblait amener le Juste partout où il allait.

« Nous sommes honorés de votre invitation au Printemps, Ambassadeur. C'est une expérience grisante de parcourir vos terres, si différentes de notre territoire. »

Son visage était indéchiffrable mais Orion ne s'en formalisa pas. Lui préférait afficher une bonhomie à toute épreuve, mais il comprenait la neutralité affichée du Solstien. Être neutre était son rôle, et cela faciliterait considérablement le travail de l'Ambassadeur qui n'aurait vraisemblablement pas à se prêter à un jeu de cache-cache et d'hypocrisie, comme c'était souvent le cas en diplomatie. Cette perspective était rafraichissante.

« Voilà un certain temps que nous n'avons reçu de nouvelles printanières, j'espère ne pas vous trouver en plein désarroi depuis ma dernière entrevue avec Seira. »

Orion se crispa imperceptiblement. Il savait que cette question viendrait, c'était évident, il s'y était préparé du mieux qu'il avait pu. Que dire à un allié si récent ? Il avait envisagé, un court moment, de ne pas dire la vérité aux Solstiens — ou du moins pas toute la vérité. Il avait toutefois rapidement renoncé à cette option. Si leurs relations étaient nouvelles, il ne voulait pas les fonder sur des mensonges et des dissimulations ; en plus de quoi les Solstiens apprendraient facilement la nouvelle, pour peu qu'ils laissassent traîner leurs oreilles là où il fallait. Il fallait donc prendre le risque d'inquiéter leurs alliés, quitte à ce que l'alliance soit remise en question un moment, le temps de les rassurer quant à la capacité du Printemps à s'affirmer à nouveau comme un clan important et stable.

« Veuillez nous excuser pour cette absence de nouvelles, nous avons manqué à nos devoirs. Notre clan a été mis en échec par un renégat appelé Nachtgewalt. Si vous avez écouté le murmure des rumeurs, sa réputation l'aura précédé. »

Il fit une courte pause, rassemblant ses esprits. Il n'était pas véritablement mal à l'aise — la diplomatie comportait ses moments désagréables, comme toute — mais il avait hâte que la conversation se déplace vers des sujets qui lui plaisaient plus, comme la projection future de leur alliance ou des plans d'avenirs. Il en avait assez que l'ombre de Nachtgewalt plane sur leur clan même après son départ.

« Nous avons connu des temps difficiles par sa faute et notre Alpha a été gravement blessée. Mais le talent de nos guérisseurs ont une fois de plus été démontrés et elle se remet bien de cet attentat ; j'ai foi en le rétablissement de notre clan. Nous souhaitons maintenant aller de l'avant, notamment dans nos relations avec nos alliés. »

Il sourit au Juste et à ses deux compagnons. Il se sentait petit par rapport à eux, même si ses bois le mettaient presque à la même hauteur que les Solstiens. Toutefois, leur attitude respectueuse et la noblesse qui émanait d'eux ne lui donnaient pas un sentiment d'infériorité. L'Ambassadeur ne pouvait savoir ce qui passait par la tête de ses homologues, mais peu importe : il les appréciait déjà.

Dans chacune de ses réponses, Keid'il'An se montrait serein et confiant dans le choix de ces mots. Orion ne pouvait qu'admirer la maîtrise que le Solstien avait de lui-même ; pour avoir longtemps travaillé ses talents oratoires, l'Ambassadeur savait qu'on ne parvenait pas à un tel niveau sans travail. Mais cela semblait inné au Juste, comme si sa droiture n'était pas qu'une valeur mais véritablement le fondement de son âme. Se laissait-il parfois aller ?

« Je viens à vous en toute transparence ; le Solstice a reçu la visite d'un émissaire de l'automne, nous annonçant les tensions qui règnent entre vos deux clans. Je ne vois pas motif à rompre notre entente, bien que je regrette votre possible affrontement, mais je tenais à vous dire que la Tribu ne peut se positionner pour l'un ou l'autre. En revanche, nous pouvons accueillir sur notre territoire quiconque souhaiterait se mettre à l'abri des potentiels conflits... »

Les yeux bleus d'Orion se voilèrent de tristesse ; le Juste avait abordé l'épineuse question automnale, et la conversation allait maintenant s'orienter vers le seul sujet de désaccord possible qu'Orion avait pu envisager lorsqu'il s'était figuré le déroulé de la rencontre. Après Nachtgewalt, l'Automne était en deuxième position des sujets les plus discutés, et était probablement en passe d'obtenir le premier rang si les choses continuaient à s'envenimer. La question soulevait les cœurs et déchainait les passions, et chaque membre du clan devait difficilement jongler entre convictions personnelles et loyauté à l'Alpha, sans basculer ni dans l'hérésie, ni dans le fanatisme. C'était un jeu qu'Orion n'affectionnait nullement, car il remettait en doute le serment qu'il avait prêté à Seira. L'Ambassadeur n'était pas un suiveur aveugle, et même s'il appréciait ces moments de débats, il craignait leur issue et aurait préféré partager entièrement l'opinion de sa cheffe.

Il choisit de ne pas répondre tout de suite, d'une part car lui-même n'était pas sûr de la manière dont il allait amener sa réponse — ni même quelle réponse il allait donner — mais aussi car il sentait que le Juste n'avait pas fini de parler, et que, fait surprenant, il cherchait ses mots.

« A l'heure actuelle, pensez-vous que la situation dégénère à ce point ? Envisagez-vous l'affrontement ? »

La tristesse, qui était passée devant les yeux d'Orion mais qui s'était envolée rapidement, écartée par les réflexions de l'Ambassadeur, revint immédiatement. Quel que soit son cheminement de pensée, il en revenait à la fatidique question de l'issue possible à ce problème. Devait-il se montrer honnête avec Keid'il'An ? En tant qu'Ambassadeur, la question ne se posait plus — l'honnêteté était clairement toujours la bonne réponse pour un Solstien tel que le Juste. Mais avant d'être Ambassadeur, il était aussi Orion, et son cœur balançait aujourd'hui plus que jamais entre son rôle et ses convictions.

« Il y a deux réponses à cette question. L'Ambassadeur printanier vous dirait que la position de Seira est claire sur le sujet : les Automnaux sont coupables d'une tentative d'assassinat, et la couardise de l'Alpha les ont de surcroît amené à nier les faits. S'ils ne trouvent rapidement un moyen de s'amender, l'affrontement sera envisagé. »

Orion souffla, faisait une brève pause dans ses propos. Il aurait aimé être plus écouté de Seira, que leur lien soit suffisamment fort pour qu'au moins elle entende sa position sur le sujet ; qu'il soit capable de la raisonner, de lui montrer tous les éléments qui l'amenaient, de manière rationnelle et non aveugle ou entêtée, à penser que son Alpha tombait dans un piège grossier destiné à mettre deux clans à feu et à sang. Mais elle ne l'écoutait pas, et Orion se sentait terriblement démuni. Il était face à un nouveau dilemme, celui de son vis-à-vis Solstien qui lui inspirait une confiance désarmante et à qui il voulait parler à cœur ouvert.

Il regarda le Juste dans les yeux. Il sentait qu'ils étaient tous deux fondamentalement sur la même longueur d'onde sur bien des sujets : la justice et la vérité d'abord. C'est ce qui fit basculer le choix d'Orion.

« Mais je ne suis pas qu'Ambassadeur, je suis aussi un loup avec des convictions, et il arrive que ma fonction entre en contradiction avec celles-ci. Le rang d'Ambassadeur demande parfois une abnégation aveugle envers son Alpha, et en ce sens je ne suis pas un aussi bon Ambassadeur que Seira le voudrait sûrement. » La tournure de la phrase laissait entendre que Seira ignorait les divergences de son subordonné, et Orion s'en remettait au Juste et à sa discrétion. « Personnellement, je suis convaincu de l'innocence de l'Automne dans cette affaire d'assassinat — bien qu'on puisse leur reprocher d'autres méfaits. Mais nos deux clans ne devraient pas sombrer dans une nouvelle guerre à cause de mon Alpha qui refuse de voir les évidences. »

Regardant une nouvelle fois le Juste dans les yeux, il chercha à discerner ce qu'il pensait de ses paroles. Mais, à son habitude, le Solstien était indéchiffrable.

« Je suis toutefois pieds et poings liés. Je ne puis m'opposer frontalement à Seira, quand bien même je suis en désaccord avec elle. Ce que je souhaite encore moins qu'un conflit direct avec l'Automne, c'est une guerre civile printanière. »

Keid'il'An le plaignait sincèrement — c'était en tout cas l'impression qu'il renvoyait. Il était évident que la position de l'Ambassadeur était délicate ; mais même s'il tombait pour l'instant sur un os quant à la résolution de ce conflit, cette situation n'était pas si surprenante que cela. Vu les conflits qui remuaient à intervalle régulier le territoire entier de Four Seasons, les hauts-gradés, et en particulier les Ambassadeurs, étaient accoutumés à ce genre de dilemmes. Si les Solstiens avaient jusqu'à présent été relativement épargnés par les troubles extérieurs — quoi que cela n'empêchât pas les luttes internes —, il était plus que probable qu'ils doivent rapidement s'adapter à en gérer bien plus, maintenant que leur territoire et leur existence avaient été découverts. Il était hautement improbable qu'ils parviennent durablement à garder cette position pacifique et neutre ; les ennuis trouveraient toujours un moyen de parvenir à eux.

Le chef Solstien avait apparemment accordé sa confiance à l'émissaire Automnal ; cela contrariait Orion d'une certaine manière. Bien qu'il soit convaincu de l'innocence de l'Automne sur le dossier Daenerys, le clan de Daeron n'était pas vierge de tout péché. Il espérait donc que la confiance de Keid'il'An envers l'Automne n'outrepasserait pas le strict cas de la tentative d'assassinat ; l'impartialité requérait également de reconnaître les crimes dissimulés qui avaient pu être commis par les Automnaux. Ils étaient notamment suspectés d'abriter un renégat printanier, coupable de trahison envers l'Alpha : Viehrs. Si ces rumeurs venaient à être confirmées, Orion ne pourrait vraiment plus rien pour la paix : Seira était bien trop impliquée émotionnellement dans le cas de Viehrs pour se laisser raisonner. Ce serait la guerre.

« Je ne demanderais qu'à rencontrer mon homologue automnal, Caesar, en toute neutralité. Malheureusement, mon champ d'action est ici très limité et je préfère avancer avec prudence. Le terrain est miné. »

Se pinçant la babine, Orion chercha les mots les plus justes pour faire comprendre à Keid'il'An qu'il était pratiquement pieds et poings liés face à l'imbroglio de mensonges, manipulations et trahisons qui s'étaient tissés peu à peu entre les deux clans, qui monopolisaient maintenant l'attention sur la scène inter-clanique.

« Non seulement les Automnaux sont aujourd'huis accusés d'avoir attenté à la vie de notre Alpha, mais ils sont aussi suspectés d'abriter un parjure au Printemps, Viehrs. En plus d'avoir été notre Bêta, il a été proche de Seira avant de la trahir pour Nachtgewalt. »

Un goût amer envahit la bouche de l'Ambassadeur en prononçant une nouvelle fois ce nom. Nachtgewalt était le point commun à toutes les tensions dans lesquelles était empêtré le Printemps ; chef d'orchestre des intrigues actuelles de Four Seasons, son ombre semblait se délecter des vies qu'il ruinait peu à peu.

« Malheureusement, ces accusations sont — d'après mes informations — bien plus fondées que celles de l'attentat à la vie de notre Alpha. Je crains, si jamais je viens à rencontrer Caesar, d'obtenir des réponses qui nous feraient basculer dans la guerre. »

Lâchant un énième soupir, Orion reporta son attention sur le paysan environnant. Ils parcouraient les Jardins depuis quelques temps déjà ; il avait opté pour une bifurcation qui les avait fait légèrement dévier des chemins principaux. Ils avaient mis quelques minutes à parvenir au lieu choisi par l'Ambassadeur : des bosquets encore fleuris malgré l'arrivée d'un temps plus frais protégeaient un espace circulaire, réservé aux guérisseurs du clan. En vertu de son don qui le rapprochait de ces membres respectés du clan, Orion avait pu accéder quelques fois à cet espace et son entrée lui était autorisée, même s'il veillait à ne pas en abuser.

« Trêve de nouvelles négatives ; même si ces sujets sont importants, je n'oublie pas que vous êtes aussi venus pour visiter notre beau territoire. J'aurais aimé pouvoir vous montrer les autres merveilles de notre clan, à l'image de la Plaine aux Cerisiers ou du Champ aux Coquelicots, mais nous manquerons de temps. » Faisant une brêve pause, il pointa du menton le mur végétal, à peine plus haut que le plus grand de Solstiens, dont ils s'étaient approchés après avoir parcouru environ la moitié des Jardins. « Mais nous voici devant le refuge des Guérisseurs du Printemps ; l'entrée leur est habituellement réservée mais je pense qu'ils souffriront une exception, si c'est pour un allié comme le Solstice. »

Avec un sourire, Orion invita Keid'il'An à pénétrer ce qui constituait presque un jardin secret au milieu des Jardins. Il ne savait pas si le Solstien accepterait son offre ou s'il serait trop poli ou réservé pour cela ; dans les deux cas, il serait heureux de continuer à lui parler, même si c'était pour discuter des différentes fleurs qui poussaient en ce lieu.