Nouveaux lieux, nouveaux clans et nouvelles espèces. A vous de vivre ... Ou de survivre !

Rage ne savait pas trop ce qui l'avait amené à se rendre dans les terres hivernales de si bon matin. En réalité, il avait quand même quelques hypothèses, mais ne savait laquelle l'avait motivé au point de bouger sa grande carcasse. Le fait qu'il y fasse froid, histoire de changer des températures qui annonçaient la venue de l'été ? La perspective folle et irrationnelle de recroiser un jour la belle Ness ? Le fait que les terres glacées devaient être plutôt vides, si on devait en croire les rumeurs bizarres d'épidémie ?

Quoi qu'il en soit, le vert se trouvait à présent assis sur une pierre orange dans un endroit assez chouette, et surtout sans personne dans les environs. Le ciel était assez clair, mais le soleil ne dépassait pas encore de l'horizon, témoignant de l'heure matinale de la promenade du soldat. Il était bien, là. Il avait pas trop chaud, pas trop froid, il pensait à rien... Juste assis sur sa pierre, à sentir le temps s'égrainer lentement, l'âge le rattraper. Et avec lui, une envie de partager un peu son fardeau, s'ouvrir à quelqu'un sur son histoire. Peu de monde pouvait se vanter de recueillir des confidences de sa part, il détestait revenir sur le passé en face d'oreilles indiscrètes.

Mais là, en philosophant tout seul et en revenant sur les grandes étapes de sa vie, en faisant une sorte de bilan, il souhaitait que quelqu'un partage son secret, que quelqu'un compatisse, qu'il explique pourquoi il était devenu comme ça.

Qui serait susceptible d'accueillir une telle révélation ?

C'était assez fascinant d'observer la lente métamorphose des couleurs du ciel au fur et à mesure que le temps passait et que l'aube approchait. Le nez en l'air, Rage était perdu dans sa contemplation, et préférait momentanément oublier le reste. A tel point qu'il ne fut bientôt plus vraiment conscient du monde qui l'entourait, regardant seulement les dernières étoiles mourir en attente de leur prochaine renaissance à la tombée du soir. L'atmosphère se teintait petit à petit de couleurs plus vives et...

- BOUH !

Une missile au pelage bleu venait de faire irruption dans son champ visuel et sonore, et bien malgré lui le soldat ne put retenir un sursaut, suivi d'un soupir et d'une grimace exaspérés. Adieu la sérénité, place à la jeunesse et au vide qu'elle trimballe dans sa cervelle. Non, pour être honnête, la jeune Alpha avait un peu gagné dans son estime depuis qu'il avait appris à la connaître. Voilà d'ailleurs un moment qu'ils ne s'étaient pas croisés.

- Alors, mon petit Rage, qu'est-ce qu'on fait si loin de la maison ?

Le sourire de la bleuet était communicatif, et le grand vert ne put empêcher le bord de ses babines de se retrousser dans son rictus habituel, quoi que plus las. Ou attendri. Non, las en fait. Quelle sale gosse elle restait, et dire qu'il avait ça au-dessus de lui dans la hiérarchie ! Se levant, il étira longuement ses os rouillés avant de faire de nouveau face à Myosotis, la surplombant de toute sa haute stature.

- Eh bien, nous étions en train de nous assurer de l'absence d'éventuels mouvements ennemis, ma dame. Notre boulot, en somme.

Pas tellement en fait, mais bon, de toute façon elle ne le croirait pas, alors autant rendre cette petite conversation un peu plus amusante. Ça faisait un bail qu'il n'avait pas pu décocher quelques bonnes piques, et la langue lui chatouillait d'avance.

- J'imagine d'ailleurs que ma p'tite Myosotis est elle aussi en train d'accomplir son devoir, hmm ?

Rage pencha la tête sur le côté, affichant un air entendu. A crapahuter hors du Printemps aussi tôt - et à sauter sur les gens comme une enfant - pas sûr qu'elle soit en train de faire une ronde ou un état des lieux. Bah, elle avait bien le droit de vivre elle aussi, mais c'était l'occasion d'une bonne source de taquineries.

- Quelle enfant prodigue, toujours si sérieuse et appliquée ! Ah, d'ailleurs, je crois que tu te surmènes, il te reste une brindille dans ta crinière jaunâtre.

Comment ça il était insolent ? Mais non, ils étaient que tous les deux, ils pouvaient bien se taper sur le lard à l'ancienne, ça leur f'rait pas d'mal. P'tête même que tous les deux en avaient besoin...

Leur petit échange sentait le second degré à plein nez, et même leurs grimaces et expressions étaient jouées. D'autres loups se seraient offusqués ou n'auraient pas compris la véritable portée de leurs paroles, imbéciles qu'ils étaient. Aussi, Rage était plutôt content de pouvoir partager une joute verbale avec quelqu'un, et il avait d'ailleurs un adversaire de taille. Normal, en même temps, il avait été son enseignant.

- C'est que, vois-tu, j'ai été formée par un Maître. Il m'a enseigné tous les arcanes de la paresse et je ne peux malheureusement pas dire lui arriver ne serait-ce qu'à la cheville aujourd'hui. J'ai encore bien des efforts à faire si je veux un jour parvenir à son excellence.

Le grand vert hocha la tête avec compréhension, fermant un instant ses yeux dorés. Quelle garce elle pouvait être, au moins le Printemps n'avait aucun risque que sa dirigeante se laisse marcher sur les pattes ! Le soldat rouvrit les écoutilles et posa son regard beaucoup plus bas, sur la silhouette bleue couchée au sol. C'est qu'il allait finir par devoir se mettre à plat ventre s'il voulait converser à sa hauteur !

- Effectivement, il te reste encore beaucoup de chemin à accomplir pour atteindre un niveau acceptable, mais je ne doute pas qu'en te la coulant douce comme tu le fais à longueur de temps, tu ne progresses rapidement.

Un sourire mielleux, et il se laissa retomber assis, sans faire de manières, à son habitude. Cette conversation prenait une tournure de détente, à les voir bavarder tranquillement alors qu'ils n'étaient même pas chez eux. Pour la forme, le grand vert jeta un coup d'oeil circulaire, mais rien ne se profilait à l'horizon encore matinal, même pas le soleil.

- Soldat Rage, je suis déçue de votre travail. J'ai trouvé un Hivernal rôdant sur nos terres récemment, apparemment en quête de nourriture. Passez-vous donc vos journées à dormir ?

Le printanier eut un rire bref et amusé, puis secoua la tête. Se redressant de toute sa hauteur, il prit un air scandalisé, affichant une mine très sérieuse.

- Comment, un hivernal puant sur nos terres ? Incroyable. C'est que voyez vous, j'ai déjà un entraînement assez conséquent pour conserver mon rang de Maître de la Paresse, je ne peux pas être partout à la fois, bien que je sois très demandé.

Il se pencha légèrement vers son Alpha, un sourire entendu aux babines.

- Et puis, comme vous dites si bien, je suis soldat, pas sentinelle, aussi la faute ne me revient pas vraiment à moi, qui n'accomplis des rondes que quand ça m'arrange.

Rage s'ébroua, satisfait de la tournure qu'avait pris sa réponse. Il était certain de marquer un point avec cette logique infaillible, et se demandait ce que la bleuet trouverait à répliquer. Il fut surpris de voir tant de sérieux dans les prunelles vert-bleu de la gamine lorsqu'il se tourna de nouveau vers elle.

- Toujours pas de compagne en vue ? N'aurais-donc jamais le plaisir de croiser Dame Rage ?

Le soldat ne put retenir une grimace en se redressant, authentique celle-ci. Il aimait moins la direction que ça prenait, à présent. N'étant pas des plus romantiques, mais au contraire bassement pragmatique, il avait plusieurs raisons de bouder l'amour : déjà, la fidélité, fallait pas compter sur lui ; il était pas de ceux dont le physique et le caractère font tomber les dames comme des mouches ; et de toute façon, avec le pouvoir de merde qu'il se traînait, fallait pas vraiment compter sur une descendance, du moins fallait espérer que la mère survive assez pour mettre bas, mais elle serait condamnée quoi qu'il arrive. Super joyeux, comme perspective. Même sans avoir de descendance, Rage ne croyait pas à l'amour, pour n'en avoir jamais eu de preuve. Sauf l'amour maternel, mais c'tait une autre histoire.

- J'crois bien qu'non. Personne ne voudrait d'un loup avec un coeur pourri comme le mien.

Le ton s'était fait involontairement plus sec, et le sourire grimaçant qui accompagnait ses paroles n'était pas aussi insouciant qu'il l'aurait souhaité. Il n'attachait peut-être pas d'importance au couple en apparance, mais aurait voulu, au plus profond intérieur secret de lui-même, avoir une famille, un jour. Une vraie.

Rage aurait voulu relancer la discussion en taquinant Myosotis sur son propre cas, mais il ne s'en sentait plus trop le cœur, aussi il détourna le regard vers l'horizon, la mine sombre, espérant que l'Alpha serait satisfaite de cette réponse et passerait à autre chose.

Merde alors, voilà qu'il perdait ses moyens ! Auparavant, une simple question comme celle de Myosotis n'aurait pas pu le blesser autant, alors pourquoi il prenait la mouche ?? P'tête qu'il se sentait vieux et que l'envie de se poser lui venait de plus en plus souvent lui trotter en tête... C'est ça, la maturité ? Ben c'est d'la merde.

Les yeux toujours fixés sur l'horizon, Rage distingua la silhouette bleue de son Alpha en mouvement. Il ne voulait pas non plus la culpabiliser de cette question anodine, mais son moral avait un peu pris du plomb dans l'aile. C'est alors qu'il sentit un contact sur son épaule, qui le fit tressaillir et ramener sa tête dans un mouvement vif. Ses yeux dorés se posèrent sur le visage de la gamine, toute proche, et il se concentra comme un forcené pour empêcher la pourriture de s'attaquer à elle, appréciant tout de même ce geste de réconfort de sa part.

- Rage, tu sais bien que c'est faux. La preuve, je suis là pour toi, et pourtant qui aurait cru au début que nous pourrions un jour nous entendre ?

Il eut un petit rire, et le sourire vint relever le bout de ses babines. Ça c'tait bien vrai, son moi du passé serait sûrement abasourdi de voir ce qu'ils étaient devenus. Même à présent, il ne s'expliquait pas cette relation qu'il avait avec son Alpha ; p'tête parce qu'elle avait un caractère digne de lui, qu'elle lui tenait tête et qu'elle avait la langue bien acérée ? C'était p'tête ça, il se retrouvait un peu en elle... Et le fait de l'avoir entraînée les avait rapprochés.

- Mouais, pas faux.

Elle se redressa et afficha un air mi-autoritaire mi-mécontent, qui eut le don d'amuser le soldat et de forcer son sourire à s'épanouir un peu plus. C'est vrai qu'elle était pas encore bien grande, et voir ce bout de bleu faire sa chef le déridait toujours.

- Et regardez-moi ce vilain garnement ! Tu n'es pas encore à l'aune de la mort, et crois-moi, – elle pencha la tête de côté pour le gratifier d'un drôle d'air – tu es encore très attirant ! Parole de fille.

Le grand vert arqua un sourcil sous le coup de la surprise, puis éclata de rire. Un rire franc et grave, pas grinçant. Le pire était passé, son moral commençait à se raccommoder, grâce à Myosotis. Qui l'eut cru ! Faut dire qu'elle avait un don pour sortir des trucs insensés, mais qui réchauffaient quand même le cœur. La tête légèrement penchée, Rage lui jeta un regard taquin, les paupières légèrement fermées.

- Aaaah, je savais qu't'en pinçais pour moi... Le soldat secoua la tête, puis reprit plus sérieusement. T'es mignonne, gamine. Mais c'est un poil plus compliqué qu'ça.

Le vert laissa échapper un soupir résigné, et son regard fut un instant happé par l'apparition des premiers rayons flamboyants du soleil, avant de se reposer sur son Alpha. Il n'était plus question de refaire les mélancoliques maint'nant, fallait qu'il se contrôle !

- J'dois pas avoir les gènes appropriés. Et un... "pouvoir" très adapté, non plus.

Un souvenir assez lointain, datant de sa jeune adolescence, s'imposa à sa mémoire. Il n'était même pas encore libre, à cette époque. Et il avait rencontré cette chienne, superbe, à tomber... Elle l'avait choisi, mais grand mal lui avait pris, elle en fut quitte pour une fin lente et douloureuse, les entrailles dévorées de pourriture, sans que personne put faire quoi que ce soit pour la sauver. Un autre temps, une autre vie. P'tête que maintenant il pourrait éviter ça... Chassant les nuages de ses pensées, il préféra se concentrer sur la bleuet.

- Et toi alors, pas d'Alpha mâle en vue ??